« Mais », dis-je, « s'il arrivait qu'un Homme se fît passer pour une Femme en déguisant l'une de ces deux voix, ou encore modifiât sa voix Sud de telle sorte que l'on ne pût la reconnaître comme étant l'écho de sa voix Nord ? Ce genre d'imposture ne provoquerait-il pas de graves ennuis ? Et ne vous est-il pas possible de l'éviter en ordonnant à vos sujets de se toucher les uns les autres ? » C'était évidemment une question tout à fait stupide, car le toucher n'aurait pas rempli le but désiré ; mais je la posai dans le dessein d'irriter le Monarque, et j'y réussis parfaitement. « Quoi ! » s'écria-t-il avec horreur. « Expliquez le sens de vos paroles ! » « De se toucher », répétai-je, « de se sentir, d'entrer en contact avec les autres. » « Si, dit le Roi, « vous entendez par toucher le fait de s'approcher d'un individu au point de ne laisser aucun espace entre lui et vous, sachez, Étranger, qu'il s'agit là d'un crime passible de mort dans mon royaume. Et la raison en est évidente. La forme fragile de la Femme, qui pourrait être écrasée au cours de cette opération, doit être préservée par l'État ; mais puisque le sens de la vue ne permet pas de distinguer les Femmes des Hommes, la Loi interdit à tous de réduire à néant l'espace qui sépare celui qui approche de celui qui est approché. « Et d'ailleurs, à quoi servirait cette activité illégale et contraire aux lois de la Nature que vous appelez le toucher, puisque le sens de l'ouïe remplit à la fois plus facilement et avec plus de précision tous les buts de cette opération grossière et brutale ? Quant au risque d'imposture dont vous me parliez tout à l'heure, il n'existe pas : car la Voix, étant l'essence même de l’Être, ne peut se modifier à volonté. Mais supposons que j'aie le pouvoir de passer à travers les objets solides, et que je puisse pénétrer tous mes sujets, les uns après les autres, fussent-ils au nombre d'un milliard, en vérifiant leurs dimensions respectives et la distance qui les sépare les uns des autres par le sens du toucher combien de temps et d'énergie me ferait gaspiller cette méthode imprécise et malaisée ! Alors qu'un instant d'attention me permet de recenser, pour ainsi dire, sur le plan général et statistique, la situation, l'état physique, mental et spirituel de tous les êtres qui vivent à Lineland. Oyez, oyez donc ! » Sur ces mots il se tut et écouta, comme en extase, un bruit